Par un heureux hasard, ce sont les métiers les plus pénibles qui sont les moins payés. Et, oui. Après quarante ans au fond de la mine, Pedro gagnera toujours moins que le kiné de l'agence Elite. A se demander pourquoi autant choisissent la mine. Sous nos latitudes, pour répondre à la demande d'emplois rébarbatifs et non lucratifs, Dieu a créé - roulements d'tambour - la caisse.





Hârf, la funeste destinée de caissière de supermarché. Ah, la triste mine de la caissière de la cantine.

C'est vrai que, ici, au resto d'entreprise, pincées dans leur tailleur Sodexho, elles ont l'air de kiffer autant qu'un Mormon à Amsterdam. Strictes. Songez que, même pendant la "Semaine Mexicaine", elles ne peuvent sacrifier au port du sombrero. Quoique, une fois, pour Halloween, j'ai cru un instant que la fille était déguisée, mais, non, c'est juste qu'elle est vieille et moche.

Les titulaires du bac caisse ont le "SBAM+" comme seul horizon professionnel. Ca donne :
"Bonjour",
"Un café ?",
"Bon appetit",
mille fois, non stop, deux heures, chaque jour, toujours les mêmes têtes, le même cortège de français moyens et de carottes râpées. Des stakhanovistes de l'encaissement, vous dis-je. Comme les croque-morts en période de canicule.

Parfois, les vicissitudes de la technique donnent l'occasion d'un "vot' badge est pas passé". Pas plus. Le client d'après est déjà sur les rangs. Toute marque de complicité se fera sous l'œil réprobateur de toute la file. Car ces gens sont affamés. Ils assistent, écœurés, à la lente décrépitude de leur poisson pané. Pour eux, un seul objectif : passer la caisse plus vite que Wynona Rider.

Pour la caissière, quels bénéfices ? Pas le salaire. Pas le relationnel. Pas les voyages. Tout au plus, l'immersion en milieu cantinal permet de savoir que les acras de courgette sont à 1,38€. Bôf. Ni vraiment valorisant sur un CV, ni même d'une grande utilité dans la vie quotidienne.

Mais les caisseuses ont leur consolation.





Vingt-cinq balles le repas. Trop cher pour nous autres prolétaires terriens. Heureusement, FO est arrivé. Négociations. Accord. Création du "Menu Malin".

Le Menu Malin - à ne pas confondre avec Manu le Malin - répond à des critères précis. Certes il est moins cher, mais au prix d'un choix restreint sur la carte.
- Un plat chaud parmi les deux plats du jour - par exemple, aujourd'hui, les spaghettis bolognaises et pas les côtes de porc. Tiens, d'ailleurs, j'ai jamais fait gaffe, mais j'imagine qu'ils excluent les plats d'obédience porcine... A moins d'avoir l'esprit assez potache...
- Une entrée, en ration minimale.
- Un dessert parmi deux, toujours les mêmes, une pomme ou une crème.
Aucun écart n'est toléré.

Dernière subtilité assez subtile : IL FAUT ANNONCER SON MENU MALIN EN ARRIVANT À LA CAISSE. Le pénitent ne peut compter sur les aléas d'une déambulation heureuse dans les rayons dont serait sorti inopinément - tel le lapin du chameau - un Menu Malin même pas exprès avec, paf, cadeau surprise, à la caisse, on paye moins cher. Certes non. C'est pas les Restos du Cœur, ici. Le Menu Malin est acte de volonté, de détermination.





Et c'est là le premier petit plaisir donné à nos amies.

A force de voir défiler les cadres bon teint, payés au centuple, la caissière croule sous le poids de la pyramide sociale. Grâce au Menu Malin, elle tient sa revanche sur cet état de servitude.
"Ah, tiens, toi, connard, avec ton gratte-ciel de crudités, t'avais l'Menu Malin, mais j'vais t'faire payer plein pot, biââââââââtche !!!"
On l'a dit, si le client n'annonce pas son Menu Malin, la caissière - pourtant experte en rien d'autre sur cette putain d'planète qu'en menus machin - ne tiquera pas.
"Surtout ne pas montrer mon émotion, qu'il ne puisse pas déceler ma jouissance, rester la plus stoïque possible."
"Vous prendrez un café ?"
"Allez, bon appétit, Ducon."
La revanche, un plat qui se mange cash.

Conséquence du silence coupable de la dame, Ducon quitte la caisse sans savoir qu'il a frôlé le Saint-Graal. A table, on peut donc assister à la scène suivante.
- Tiens, Sylvain, tu sais que, c'que t'as pris là, c'est un Menu Malin.
- Euh, non, non. J'ai payé 4€, normal.





Deuxième petit plaisir sado-malin, les caissières ont toute latitude pour REFUSER le Menu Malin. On le sait, avec le Menu Malin, on ne peut prendre ni plus, ni moins. On ne peut pas prétendre à "un Menu Malin, plus une mousse au chocolat".
"Tu t'fous d'Michael ?"
Impossible.
On ne peut convoiter "un Menu Malin ...et une Badoit".
"Et mes roustons, aussi, non ?"
Ah marche pas.
Mais, il se puit plus vil encor.

Jo approche son plateau, sûr de son coup. "Un Menu Malin", fanfaronne-t-il, le torse bombé, le regard haut, la victoire facile, prenant l'assemblé à témoin.
"Nââân, i' faut une Golden."
Get back, baby. La caissière renvoie le mutin à ses chères études. Elle lui inflige deux humiliations, au choix.
- Celle de ravaler son Menu Malin et d'accepter, devant tout le monde, de se faire empaler de 1,50€ pour avoir pris une Granny.
- Celle de remonter toute la file d'attente (honteux, comme le cancre qui traverse la classe sous les quolibets de ses camarades pour aller au coin, avec, euh, une Granny comme bonnet d'âne), puis (au mépris de tout civisme) se ruer sur la première Golden venue, repasser la queue dans l'autre sens (les gens s'impatientent, quelques cris se font entendre, comme lorsque Shaquille O'Neal pénètre dans une salle de ciné) et, penaud, en sueur, expier sa faute en brandissant (une morue - non, je déconne) le jaune objet, sous l'œil goguenard de la caissière.

J'ai moi-même assisté à cette scène, ce rimèque du "fruit défendu". Jo, il s'est fait tèj', mais d'une force... J'ai jamais vu ça depuis... Depuis ma dernière soirée au Macumba Night's, en fait.

On garde du self l'image paisible que nous en ont laissé Hélène & ses garçons, mais les choses ont changé. Place au tout répressif. Moi, maintenant, j'ai compris, j'ai fait une croix sur les Granny. Blague à part, ces quelques garde-fous autour du Menu Malin sont tellement efficaces qu'il y a très peu de candidats au suicide. Je suis même à peu près sûr que beaucoup préfèrent taire leur Menu Malin plutôt que de risquer l'opprobre. La cantoche, un monde féroche.

Derrière, Jo, il avait choisi l'humiliation numéro deux. Une chance pour lui, il restait des Golden.

Ce renversement de hiérarchie était fascinant à observer. L'espace d'un instant, le directeur, le centralien, le conducteur de Mercos, se trouve à tes pieds, caissière, à ta merci.





Morale de l'histoire, méfions-nous des petites gens. Au contact des nantis, ils ont appris à tirer parti de leur position, comme Domina, derrière sa caisse, qui tient votre survie alimentaire entre ses mains. Une fois que vous faîtes appel à leurs services, ils le savent, vous leur êtes captifs, ils peuvent tout se permettre. A leurs yeux, nous devrions tout savoir. Aucun faux-pas ne sera toléré. Le garagiste raillera votre roue de secours à plat. L'infirmière votre peur de l'aiguille. Le plombier que, si l'évacuation de la douche est bloquée, c'est "à cause de vos poils de cul".

Ces brefs échanges leur permettent de constater que, même à Bac+5, nous avons nos défauts, nos vices cachés, nos boulons apparents. "Finalement, ils sont pas moins intelligents qu'toi et moi". La presse pipol joue le même rôle. La diarrhée du Prince Rainier modère l'échec de leur existence. C'est une soupape de sécurité, comme la religion ou la télé, comme le pshit en banlieue. Une façon de garder le petit personnel sous contrôle, en lui donnant son os à ronger, son quart d'heure de gloire américain.

Un moyen de contenir l'ouvrier au saucisses-frites pendant que son chef s'envoie une escalope de veau aux framboises ? Le Menu Malin est plus que cela. C'est un concept fasciste. A bas les framboises !





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